Technologie, IA & Compétitivité

Entretien exclusif avec Thibaut Kleiner : L’Europe face au tournant numérique. 

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Dans un monde où le numérique redéfinit les contours de la compétitivité mondiale, l’Europe se trouve à un tournant décisif. Thibaut Kleiner, directeur en charge des réseaux du futur à DG Connect, de la Commission européenne, incarne cette ambition européenne de rattraper son retard et de s’imposer comme un leader technologique. Pour le Paris Economic Forum, il dévoile une stratégie audacieuse pour faire de l’Union européenne le « continent de l’intelligence artificielle » (IA), portée par des investissements massifs, une réglementation audacieuse et une vision industrielle cohérente. Mais face aux géants américains et chinois, l’Europe peut-elle vraiment relever ce défi historique ?

Par la Paris Economic Forum Review

L’Europe face au défi numérique

Au sein de la Commission européenne, la direction générale chargée du numérique s’impose comme un centre stratégique. « Nous produisons de la réglementation, nous faisons des financements très significatifs dans ce secteur et nous organisons aussi la politique industrielle du numérique pour essayer de développer une souveraineté technologique européenne », explique Thibaut Kleiner, directeur en charge des réseaux du futur à DG Connect. Fort de plus de vingt ans d’expérience dans les institutions européennes, dont une dizaine dans le numérique, il supervise aujourd’hui les dossiers liés à la connectivité, à la 5G, à la 6G, au cloud et à l’internet du futur. Le diagnostic est clair : « Le numérique est véritablement au cœur de la compétitivité aujourd’hui. Le défaut de compétitivité de l’Europe par rapport aux États-Unis est dû quasiment pour sa totalité à un manque d’investissement dans les technologies numériques. » Au-delà d’un secteur à part, le numérique irrigue désormais l’ensemble de l’économie, de l’agriculture à l’énergie. Kleiner insiste : « Sans numérique, pas de compétitivité, et sans investissement dans cette technologie, nous risquons de ne plus pouvoir financer notre modèle social. » 

Construire un écosystème de confiance et d’innovation

Depuis cinq ans, l’Union européenne a multiplié les initiatives réglementaires, sous l’impulsion notamment de Thierry Breton. L’IA Act en est l’un des piliers. « C’est une réglementation qui vise à améliorer la confiance dans les technologies IA », explique Kleiner. Avec seulement 14 % des entreprises européennes utilisant aujourd’hui l’intelligence artificielle, l’objectif est double : interdire les usages contraires aux droits fondamentaux, encadrer certains cas à risque et encourager un déploiement massif pour la majorité des applications. « Pour la grande majorité des cas, l’Act au contraire encourage un fort déploiement de ces technologies », précise-t-il.
Mais la régulation n’est qu’une pièce du puzzle. La Commission mise aussi sur des investissements massifs. « Nous lançons des usines IA qui cherchent à développer de nouveaux algorithmes, notamment pour l’intelligence artificielle générative, ainsi que des centres de données essentiels pour transformer l’IA en applications industrielles performantes », détaille Kleiner. Treize usines IA ont déjà été mises en place, et des « Giga Factories » sont en préparation. L’ambition est claire : « Nous cherchons à créer un véritable écosystème européen où ce n’est pas seulement des technologies, mais toute l’économie qui se saisit de cette révolution industrielle. »

L’initiative Apply AI, qui sera lancée prochainement, doit aider les entreprises, en particulier les PME, à s’approprier ces outils. « Nous devons travailler avec les PME, souvent très frileuses, pour leur donner confiance dans la technologie et leur montrer comment l’IA peut améliorer leur efficacité mais aussi innover dans leur domaine », explique Kleiner. Et de conclure : « C’est tout un programme pour devenir le continent de l’IA. » 

Technologies d’avenir : 6G, cloud et durabilité

L’innovation européenne ne se limite pas à l’IA. La 6G est également au cœur de la vision. « La 6G sera la manière de rendre l’intelligence artificielle quelque chose qui est inhérent, facile, accessible à tous et à toutes », explique Kleiner. Elle promet des réseaux capables de s’adapter en temps réel aux besoins, ouvrant la voie à des usages dans la santé, l’automobile, la logistique mais aussi les médias et l’art. « Grâce à la 6G, tous les objets pourront devenir intelligents. Vous pourrez parler à des objets, et le monde autour de nous deviendra beaucoup plus humanisé. »
Le cloud est un autre pilier stratégique, encore sous-exploité. « Sans cloud, il n’y a pas de possibilité de s’approprier l’intelligence artificielle. C’est à travers le cloud que les entreprises peuvent avoir accès à ces outils », souligne Kleiner. Aujourd’hui, seulement 40 à 50 % des entreprises européennes y ont recours. « C’est une opportunité pour les acteurs européens du cloud, encore trop petits, de bénéficier de la croissance de ce marché et de proposer une offre souveraine. »
Enfin, l’Europe veut inscrire cette transformation dans une logique durable. « Le numérique doit être soutenable et durable », insiste Kleiner. Cela implique des centres de données économes en énergie, valorisant les renouvelables ou des mini-réacteurs nucléaires de nouvelle génération. « Il y a tout intérêt à faire en sorte que ces nouveaux centres de données soient extrêmement vertueux en termes de consommation d’énergie. » L’histoire récente nourrit l’urgence d’agir. « À la fin des années 1990, Nokia détenait 50 % du marché mondial des téléphones mobiles. L’Europe a manqué la révolution de l’internet et aujourd’hui nous en payons le prix », rappelle Kleiner. Pour lui, la leçon est claire : « La réglementation seule ne suffit pas. Nous devons bâtir nos propres capacités. » Cette ambition repose sur un équilibre subtil entre régulation et innovation. « La réglementation européenne peut être une force car elle pousse vers la qualité, l’ADN européen. Mais il faut faire attention à ce qu’elle ne devienne pas un carcan qui limite l’innovation. » La réussite dépendra de la mobilisation de tous les acteurs – institutions, entreprises, start-ups, États membres. Kleiner en est convaincu : « Nous pensons que devenir le continent de l’IA est tout à fait réalisable, mais cela demande beaucoup de coordination. »