Les acteurs de l’économie de demain : François Gemenne, un regard lucide sur la transition écologique
Ce spécialiste du changement climatique, voix respectée dans le débat environnemental, nous livre une vision lucide et pragmatique pour réconcilier impératifs écologiques, dynamiques économiques et justice sociale. À travers son expertise, notamment sur le rôle du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), il trace des pistes pour un avenir durable, où la transition écologique devient une opportunité plutôt qu’une contrainte.
Le GIEC, ce rassemblement de quelque 700 scientifiques mandatés par l’ONU, est au cœur de la lutte contre le réchauffement climatique. Leur mission ? Produire une synthèse rigoureuse des connaissances scientifiques, validée par les gouvernements, pour éclairer les décisions politiques. « Le but est de fournir une synthèse sur l’état actuel des choses ainsi que des recommandations concernant les actions sur lesquelles s’appuyer », explique Gemenne. Ces rapports, bien que longs à élaborer, constituent une base neutre pour les négociations internationales, laissant place à un débat démocratique sans imposer de solutions prédéfinies. Une démarche essentielle pour structurer des politiques climatiques solides dans un monde aux intérêts divergents.
Mais comment accélérer la transition écologique alors que les contraintes économiques et sociales pèsent lourd ? Pour Gemenne, il s’agit de changer de perspective. « Il faut montrer qu’il s’agit d’une opportunité plus que d’une contrainte et que cela peut être un facteur de rentabilité », insiste-t-il. Des incitations fiscales, comme la modulation des taux d’intérêt selon la nature des investissements, pourraient rendre l’économie décarbonée séduisante pour les entreprises comme pour les particuliers. Cette approche, qui mise sur l’intérêt économique, pourrait devenir un puissant levier pour accélérer le changement.
La notion de justice climatique, souvent réduite à une logique de réparation, mérite elle aussi d’être repensée. « Il faut aller plus loin que cette logique de réparation, d’indemnisation », plaide Gemenne. Il appelle à des mécanismes garantissant des investissements équitables dans les pays du Sud, afin d’éviter une nouvelle fracture mondiale. Une transition inclusive, qui ne laisse personne de côté, est à ce prix.
Les entreprises, de leur côté, sont confrontées à des défis multiples. Les impacts climatiques ne se limitent pas à la vulnérabilité des sites de production. Ils touchent les chaînes de valeur, la pénibilité de certains métiers, comme dans l’agriculture ou le bâtiment, et même les chiffres d’affaires. Gemenne cite l’exemple d’Heineken, dont les revenus fluctuent de 15 % pour un degré de variation de la température moyenne. « Il y a un enjeu d’adaptation, pour voir comment l’ensemble de la chaîne de valeur va être directement impactée par les changements climatiques », souligne-t-il. Même le Tour de France pourrait devoir repenser ses horaires pour éviter les fortes chaleurs, avec des répercussions en cascade sur les diffusions télévisées. Un exemple parmi d’autres de la nécessité d’anticiper.
Heureusement, les grandes entreprises ne restent pas inertes. Des secteurs comme l’acier, la chimie ou l’automobile s’engagent dans une décarbonation rapide, portés par des innovations technologiques. Pourtant, Gemenne met en garde contre un écueil : la politisation croissante des enjeux environnementaux. « Le risque, c’est que les entreprises s’arrêtent parce qu’elles souhaitent se tenir à l’écart de certaines polémiques », observe-t-il. Aux États-Unis, la responsabilité sociale des entreprises (RSE) est parfois perçue comme un positionnement idéologique, tandis qu’en Europe, les politiques de transition sont remises en question. Un dialogue apaisé reste donc crucial pour maintenir l’élan.
La finance durable, bien que prometteuse, peine encore à séduire. Trop peu d’entreprises s’engagent dans des investissements à impact, faute de clarté ou de rentabilité suffisante. Gemenne appelle à une sensibilisation accrue et à des efforts pour rendre ces placements plus attractifs. Parallèlement, il insiste sur la convergence entre accélération digitale et durable. « Il est important de mener de pair l’accélération IA et digitale avec l’accélération durable », affirme-t-il. Si les entreprises perçoivent l’intelligence artificielle comme une priorité incontournable, elles doivent adopter la même urgence face aux enjeux environnementaux.
Enfin, Gemenne tord le cou à l’idée d’une « génération climat » exclusivement jeune. Toutes les générations se sentent concernées par l’environnement, même si la génération Z se distingue par une meilleure connaissance des enjeux. Cette mobilisation intergénérationnelle est une force, un socle pour bâtir une économie plus résiliente.